EXPO "LE MUSEE IMAGINAIRE" (VIK MUNIZ) @ COLLECTION YVON LAMBERT, AVIGNON


"Regardez les gens dans les musées, il font toujours ça [l'artiste se balance d'avant en arrière]. Ils s'approchent et voient le matériau, ils s'éloignent et voient l'image, ils se rapprochent et voient le matériau..." C'est que Vik Muniz a su à merveille décomposer notre processus d'appropriation d'une œuvre graphique, et cette alternance entre la perception du tableau dans son ensemble et l'appréciation de chaque détail. De cette observation découlent toutes ses réalisations qui constituent en des "images à double lecture" (le mot est d'Éric Mézil, directeur de la Collection Lambert) où notre regard balade d'une étape de compréhension à l'autre en un constant va-et-vient.
L'artiste en joue en adoptant des matériaux qui interagissent en quelque sorte avec l’œuvre qu'il crée, en complétant sa signification. Ainsi, il refait le portrait de La Joconde en confiture et en beurre de cacahuète, démontrant le lien entre société de consommation, culture de masse et banalisation de clichés ; la sauce chocolat avec laquelle Freud est dessiné suggère « l’amour, la volupté, la romance, l’obésité, la scatologie, les taches, la culpabilité… — des associations qui court-circuitent assurément le sens de l’image originale » et sont un clin d’œil à la libido que le psychanalyste soulève dans ses théories.
Vik Muniz ne considère pouvoir bien effectuer ce travail qu’en se « libérant du sujet » pour mieux se consacrer au matériau : c’est pour cela qu’il n’utilise presque exclusivement que des images vues et revues dans l’imaginaire commun, que ce soit Marilyn, Dietrich, Frankestein, ou des tableaux de Monet, Géricault, Manet, Cézanne… De même cela nous permet, à nous qui connaissons déjà les formes représentées, de nous concentrer sur les techniques utilisées.




Mais cette allure d’artiste très grand public, quelque peu pop, qui peut paraître inconséquent au premier abord, cache un ancrage pourtant profond dans l’histoire de l’art.
Comment, devant la reprise du Semeur de Van Gogh, reconstitué tout en fleurs, ne pas tisser un parallèle évident avec Le printemps d’Arcimboldo ? Là, le sujet même du tableau détermine le matériau utilisé ensuite. Et le jeu de la reconstitution de l’image en passant du détail à l’ensemble fait penser au pointillisme, surtout dans la série Pictures of Color où les tableaux de départ sont pixelisés, rassemblés en carrés d’échantillons de papier peint : on a besoin de s’éloigner du tableau et de faire désaccomoder son œil pour saisir toutes les nuances de l’assemblage.
Aussi les Pictures of Pigment, où des chef-d’œuvres de Monet notamment sont reconstitués par la disposition de pigments des mêmes teintes que les couleurs initiales(« de la peinture à l’huile sans huile » — Éric Mézil), ne sont pas sans rappeler les mandalas tibétains, dessins compliqués faits de sable que l’on souffle ensuite : le caractère des compositions de Muniz est pareillement éphémère. D’ailleurs ce ne sont que de très grands tirages photographiques des compositions qui sont présentés : la composition minutieuse a sans doute en elle-même été détruite.



Mais les œuvres les plus frappantes de cette exposition sont sans conteste celles où l’image reconstituée n’est pas reprise, mais justement créée par Muniz. Ainsi, sa série la plus brillante est Pictures of Garbage, qui a été pour lui l’objet de deux ans de travail. Lui-même brésilien, mais installé aux Etats-Unis, il est retourné dans son pays natal, à la décharge de Jardim Gramacho à Rio. Des hommes et des femmes y travaillent toute la journée pour récolter tout ce qui est recyclable. Le projet de Muniz est ambitieux : réaliser des portraits de trieurs, les reconstituer en matériaux recyclables et offrir l’argent qui résultera de la vente aux enchères des œuvres pour l’amélioration des conditions de vie des 2500 catadores et l’anticipation de la fermeture de la décharge prévue pour cette année.
De cette aventure a été tiré un documentaire absolument formidable, Waste Land, réalisé par Lucy Walker et nominé aux Oscars en plus d’avoir remporté de nombreux prix.
On y voit quelque peu le quotidien des trieurs, la plupart fiers de leur métier qui est honnête : les femmes expliquent qu’elles préfèrent ça à la prostitution qui serait pourtant un recours plus simple, les hommes au trafic de drogues. Et surtout leur enthousiasme et leur épatement d’être devenus des œuvres d’art. Sebastião se transforme en Marat assassiné de David, Isis en Repasseuse de Picasso, mais certains autres posent au naturel, avec leur sac juché sur l’épaule, ou simplement souriant. Tous ont participé à l’assemblage de chacune des compositions : dans un hangar qui sert à Vik Muniz d’atelier, les photos prises sont projetées sur le sol et l’on superpose des matériaux recyclables de façon à recomposer les images seulement en détritus.
Les certitudes et l’arrivisme teinté de Vik Muniz subissent un coup dur : il se rend compte de la difficulté que représente son entreprise de tirer de la sorte ces gens de leur quotidien, de leur faire vivre une expérience exceptionnelle, puis de les laisser de nouveau livrés à eux même une fois la vente réalisée et les bénéfices distribués. Il se heurte, sans s’en cacher, à ce que ces personnes ont de terriblement attachant : « ce fut un projet magnifique qui me donna l’occasion de rencontrer des personnes absolument incroyables, vivant dans des conditions désastreuses, au-delà de tout ce que je pouvais imaginer, et qui m’ont permis de découvrir un aspect de la vie que je ne soupçonnais pas ». Il réussira pourtant à mener ces travaux à terme, et le résultat plastique est réellement admirable. D’ailleurs on ne peut dire que ce soit un hasard : une telle implication et une telle inspiration s’expliquent par le parcours de Vik Muniz, digne d’un conte de fées. Il a grandi dans une favela de São Paulo, et a été accidentellement blessé par une balle perdue dans une émeute à l’âge de 20 ans. Le tireur préfère lui remettre de l’argent que d’essuyer des représailles : cette somme servira à Muniz pour acheter un billet d’avion pour les Etats-Unis, où tout pourra commencer. Un tel coup du destin ne peut arriver à tous, Muniz le sait et explique : s’il était arrivé quelque chose à un de ses parents, si sa vie avait tourné autrement, il aurait pu être de ces trieurs de Jardim Gramacho qu’il représente.

Exposition jusqu'au 13 Mai à la Collection Yvon Lambert en Avignon.
Mathilde Morny